Les Amis des Mées
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Si on faisait du pain...

Et Mme Bertrand a dit : - Je vais faire du pain.
Elle a versé la farine, Bertrand est allé chercher de l'eau, et pendant qu'il était à la fontaine elle a compris que ce pain c'était bien un travail de femme, un travail pour lequel il faut de la maternité, pourrait-on dire, mais pour lequel, en plus, il faut aussi de la séduction. Et ça, elle l'a compris avec joie et malice, au fond d'elle-même, tout clair, comme quand les jeunes filles comprennent l'amour; pourtant, elle, elle a ses bons soixante-cinq ans. (...)
Bertrand est encore revenu avec les seaux.
- Voilà!
- Comment, voilà, a-t-elle dit, mais, pauvre ami, où as-tu vu que les femmes pétrissent? Des grosses, peut-être oui. De celles qui ressemblent à des hommes, peut-être oui, mais moi!
Et, en effet, elle est comme un grillon.
- Et alors?
- Et alors, a-t-elle dit, il faut enlever ta veste et enlever ta chemise, et t'y mettre un peu, toi avec tes gros bras. (...)
Bertrand a enlevé la veste et la chemise et il a dit :
- Eh bien ! allons-y.
Mme Bertrand lui a allumé le lampion - parce qu'il fait presque nuit dans ce fond de maison où l'on avait poussé le "pétrin" - et le voilà qui commence. Il a plongé ses bras dans la pâte. Il a senti si c'était assez mouillé ou pas assez. Toute une science s'est réveillée en lui-même. Il a su ce qu'il fallait faire. Il a pensé à des gestes de son père et de sa mère, à des bruits entendus quand il était petit garçon. Il a mis ses gestes dans la trace des gestes de ses ancêtres. On croit inventer dans ce qu'on imagine comme des remèdes sociaux, mais rien de ce qui est humain est nouveau. Il y a un ordre contre lequel il est vain de lutter. On doit obéir à la loi des mondes qui dirigent de la même main le roulement de Bételgeuse et le tremblement de la semence des hommes. Le social ne doit être que le naturel. (...)
Il dit :
- Verse la farine.
Et il voit que sa farine est belle. Ils sont là, tous les deux, penchés sur ce travail comme sur quelque chose de vivant. Ça a besoin de soin, ce qu'ils font. Ça ne s'élève pas tout seul. C'est comme un enfant qui demande de la peine. Et qu'on aime. Il faut plonger ses bras dans la pâte, relever, puis laisser retomber, et chaque fois faire comme si on pliait des draps fraîchement lavés, encore un peu humides, et lourds. La huche craque, geint, sonne quand la pâte tombe et se plie. (...)

Samedi matin à cinq heures, avec encore la nuit pleine, on a entendu une longue tringle de fer qui sonnait contre la pierre. C'était d'abord comme une cloche fine, puis on se disait : "Non, ce n'est pas une cloche, mais qu'est-ce que c'est?" on s'est réveillé. C'était le nettoiement du four sur la place. Il était tout un feu au milieu de la nuit. On avait retiré les braises et nettoyé pour enfourner. On pouvait voir, autour, trois ou quatre femmes et, allongées par terre, de longues mannes de pâte, emmaillotées comme des enfants de géants.
Après, il a fait soleil. Il y avait une odeur de pain en train de se faire.
Tout le village sentait le pain chaud.

Jean Giono
Les vrais richesses (p. 39, 40, 44 et 64)


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