Les Amis des Mées
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CHAPITRE 7

LUTTE DU 4 DÉCEMBRE.


Lorsqu'arriva au ministère de l'intérieur la nouvelle que des barricades s'élevaient sur plusieurs points, on s'effraya, mais M. de Morny dit aux siens avec cette gaieté confiante, gage du succès : «Comment, messieurs, hier vous vouliez des barricades, on vous en fait et vous n'êtes pas contents!» A côté du cabinet du ministre se trouvait un appareil télégraphique qui lui servait à communiquer avec le ministre de la guerre, l'état-major et le préfet de police. M. de Morny envoyait partout ses conseils ou ses ordres il correspondait surtout avec le préfet de police, qui s'alarmait facilement et lui transmettait une foule de nouvelles recueillies dans les rues et dont M. de Morny faisait tout de suite justice. Une entre autres : le préfet de police écrit :·«On dit que le 12
ième de dragons arrive de Saint-Germain avec le comte de Chambord dans ses rangs comme soldat. J'y crois peu.
- Et moi je n'y crois pas,
» répond M. de Morny. Le ministre de l'intérieur envoyait aussi des recommandations très-sages. Au préfet de police qui parlait d'arrestations en masse, il écrit : «Nommez-moi les gens marquants. N'arrêtons pas légèrement.» Et encore : «Il me revient que vos agents arrêtent légèrement. J'ai eu des réclamations en qui j'ai confiance pour des gens signalés comme inoffensifs. Faites un triage très-sûr pour ne pas retenir inutilement de pauvres diables.»

Troupes éclairant les rues - 3 décembre 1851
Troupes éclairant les rues
3 décembre 1851.

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Le préfet de police demandait : «Je désirerais beaucoup avoir votre avis au sujet d'une perquisition à faire chez M. Foucher, conseiller à la Cour de cassation, où paraît être caché M. Victor Hugo.» Réponse de M. de Morny : «Ne faites rien.» Le préfet de police, placé dans un quartier tumultueux, assailli de rapports exagérés venus de tous les côtés, un moment presque assiégé dans sa préfecture, cédait, on le conçoit, plus facilement à la crainte. Il écrivait : «Rassemblements sur le Pont-Neuf, coups de fusil au quai aux Fleurs, masses compactes aux environs de la Préfecture de police, on tire par une grille, que faire?» M. de Morny : «Répondez en tirant par votre grille.» Le préfet de police en venait quelquefois à douter du succès, et l'on comprend son émotion lorsque pour la première fois on se trouve en présence d'une insurrection. Jeune encore, il n'avait pas l'aplomb des vieux guerriers, et tous ses rapports ne purent faire avancer d'une minute au général Magnan l'heure du combat. A une heure trente-cinq minutes M. de Maupas écrivait : «Les nouvelles deviennent tout à fait graves. Les insurgés occupent les maisons, les boutiquiers leur livrent leurs armes. La mairie du 5
ième est occupée par les insurgés; ils se fortifient sur ce point. Laisser grossir maintenant serait un acte de haute imprudence. Voilà le moment de frapper un coup décisif. Il faut le bruit et l'effet du canon, et il les faut tout de suite. Ne laissons pas répandre le bruit qu'il y a de l'indécision dans le pouvoir : ce serait donner une force morale et inutile à nos ennemis.»
[Ces billets sont donnés comme authentiques par M. Véron dans ses Mémoires d'un Bourgeois de Paris.]

On faisait encore bien d'autres instances au général Magnan, mais celui-ci ne voulut point hâter l'exécution de son programme. Dans une conférence militaire tenue le 3 au soir, le général Magnan avait exposé son plan de bataille, et ce plan, accompli par les troupes unies et dévouées qu'on avait sous la main, ne pouvait manquer de réussir.

Le général Magnan raconte ainsi dans son rapport, où il s'efface même un peu trop, l'énergique et décisive action du jeudi 4 décembre : «Voyant que la journée du 3 s'était passée en escarmouches insignifiantes et sans résultat décisif, et soupçonnant que l'intention des meneurs était de fatiguer les troupes en portant successivement l'agitation dans tous les quartiers, je résolus de laisser l'insurrection livrée à elle-même, de lui donner la facilité de choisir son terrain, de s'y établir et de former enfin une masse compacte que je pusse atteindre et combattre. Dans ce but, je fis retirer tous les postes, rentrer toutes les troupes dans leurs casernes et j'attendis.

Le général Carrelet.

Le général Carrelet.
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Dès le 4 au matin, les rapports de M. le préfet de police et mes propres reconnaissances m'informèrent que des attroupements nombreux se formaient dans les quartiers Saint-Antoine, Saint-Denis et Saint-Martin, et qu'ils commençaient à y élever des barricades, l'insurrection paraissait avoir son foyer dans l'espace compris entre les boulevards et les rues du Temple, Rambuteau et Montmartre. A midi j'appris que les barricades devenaient formidables et que les insurgés s'y retranchaient, mais j'avais décidé de n'attaquer qu'à deux heures, et inébranlable dans ma résolution, je n'avançai pas le moment, quelques instances qu'on me fit pour cela. Je connaissais l'ardeur de mes troupes, je savais leur impatience de combattre, et j'étais sûr de vaincre cette insurrection en deux heures, si elle voulait franchement accepter le combat. Le succès a justifié mon attente. L'attaque ordonnée pour deux heures devait avoir lieu par un mouvement convergent des divisions Carrelet et Levasseur.

En conséquence, la brigade Bourgon prit position entre la porte Saint-Denis et la porte Saint-Martin. Les brigades de Cotte et Canrobert se massèrent sur le boulevard des Italiens, pendant que le général Dulac occupait la pointe Saint-Eustache, et que la brigade de cavalerie du général Reybell s'établissait dans la rue de la Paix. Le général Levasseur forma ses colonnes pour appuyer le mouvement de la division Carrelet. A deux heures de l'après-midi, toutes ces troupes s'élancèrent en même temps. La brigade Bourgon balaye le boulevard jusqu'à la rue du Temple, et descend cette rue jusqu'à celle de Rambuteau, enlevant toutes les barricades qu'elle trouve sur son passage. La brigade de Cotte s'engage dans la rue Saint-Denis, pendant qu'un bataillon du 15ième léger était lancé dans la rue du Petit-Carreau, déjà barricadée. Le général Canrobert, prenant position à la porte Saint-Martin, parcourt la rue du Faubourg de ce nom et les rues adjacentes, obstruées par de fortes barricades, que le 5ième bataillon de chasseurs à pied, aux ordres du commandant Levassor-Sorval, enlève avec une rare intrépidité.

Le général Dulac lance à l'attaque de la barricade de la rue de Rambuteau et des rues adjacentes, des colonnes formées des trois bataillons du 51
ième de ligne, colonel de Lourmel, et de deux autres bataillons, l'un du 19ième de ligne, l'autre du 43ième, appuyés par une batterie. En même temps, la brigade Herbillon, formée en deux colonnes, dont l'une était dirigée par le général Levasseur en personne, pénétrait dans le foyer de l'insurrection par les rues du Temple, de Rambuteau et Saint-Martin. Le général Marulaz opérait dans le même sens par la rue Saint-Denis, et jetait dans les rues transversales une colonne légère aux ordres de M. le colonel de la Motterouge, du 19ième léger.

De son côté, le général Courtigis, arrivant de Vincennes, à la tête de sa brigade, balayait le faubourg Saint-Antoine, dans lequel plusieurs barricades avaient été construites.

Ces différentes opérations ont été conduites, sous le feu des insurgés, avec une habileté et un entrain qui ne pouvaient pas laisser le succès douteux un instant. Les barricades, attaquées d'abord à coups de canon, ont été enlevées à la baïonnette. Toute la partie de la ville qui s'étend entre les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Martin, la pointe Saint-Eustache et l'Hôtel de Ville, a été sillonnée en tous sens par nos colonnes d'infanterie; les barricades furent enlevées et détruites. Les insurgés dispersés et tués. Les rassemblements qui ont voulu essayer de se reformer sur les boulevards ont été chargés par la cavalerie du général Reybell, qui a essuyé, à la hauteur de la rue Montmartre, une assez vive fusillade.

Attaqués de tous les côtés à la fois, déconcertés par l'irrésistible élan de nos troupes et par cet ensemble de dispositions enveloppant, comme dans un réseau de fer, le quartier où ils nous avaient attendus, les insurgés n'ont plus osé rien entreprendre de sérieux. A cinq heures du soir, les troupes de la division Carrelet venaient reprendre position sur le boulevard. Ainsi commencée à deux heures, l'attaque était terminée avant cinq heures du soir. L'insurrection était vaincue sur le terrain qu'elle avait choisi.

Toutefois, quelques combats partiels ont eu lieu en dehors de ce terrain, et je crois devoir vous les signaler : Le 4, vers sept heures du soir, quelques rassemblements d'insurgés, dispersés par les diverses colonnes, se réunirent dans le haut de la rue Saint-Honoré, des Poulies, et plusieurs petites rues adjacentes, où ils commencèrent à se barricader. D'autres attroupements avaient lieu en même temps dans les rues Montmartre et Montorgueil, dont les réverbères avaient été éteints, et où les insurgés, à la faveur de l'obscurité, avaient pu élever de nouvelles barricades.

Vers huit heures, le colonel de Lourmel, du 51
ième de ligne, qui était resté en position près de la pointe Saint-Eustache, bien qu'appréciant toutes les difficultés d'une attaque de nuit, se décida à faire attaquer immédiatement par le 2ième bataillon de son régiment. Les quatre premières barricades furent enlevées au pas de course, et avec le plus grand élan, par les grenadiers et les voltigeurs de ce bataillon. Une cinquième restait debout, plus élevée et mieux défendue que les autres. Malgré son éloignement, malgré l'obscurité, le colonel de Lourmel n'hésita pas à prendre ses dispositions pour l'attaquer. Quinze grenadiers, aux ordres du sergent Pitrois, s'élancent les premiers, bientôt suivis par les grenadiers et les voltigeurs du bataillon, entraînés par le commandant Jeannin. Rien ne peut résister à l'élan de ces braves soldats. La barricade est enlevée, malgré une résistance désespérée. Cent, insurgés environ la défendaient. Quarante sont tués sur place, les autres sont faits prisonniers. Une centaine de fusils, des armes de toute espèce, d'abondantes munitions, tombent au pouvoir de nos soldats.

Le colonel Courant, du 19
ième de ligne, qui occupait, avec son régiment, le Palais-National, apprenant qu'un nombre considérable d'insurgés, chassés du Carré Saint-Martin, s'étaient ralliés sur la place des Victoires et menaçaient la Banque de France et les quartiers environnants, s'y porte au pas de course avec son régiment, enlève les barricades des rues Pagevin et des Fossés-Montmartre, et revient s'établir à la Banque d'où il a pu maintenir la tranquillité des quartiers de la Banque et de la Bourse. Je n'achèverais pas de citer; je ne puis cependant pas m'empêcher de rendre justice à l'énergique habileté avec laquelle M. le capitaine de La Roche-d'Oisy, commandant la 4ième compagnie du 1ier bataillon de gendarmerie mobile, a su, pendant tout le temps qu'a duré l'insurrection, préserver de toute insulte l'Imprimerie Nationale, entourée sans cesse de groupes menaçants. Plusieurs barricades ont été construites dans les rues voisines, dans le but de couper les communications de cet établissement. M. le lieutenant Fabre, de cette compagnie, à la tête de vingt-cinq gendarmes, a enlevé au pas de course la plus forte de ces barricades, formée au moyen de diligences renversées, de tonneaux pleins de pavés et de pièces de bois. Les autres barricades ont été successivement abordées et détruites, la circulation rétablie et maintenue par de fréquentes patrouilles.

A la Chapelle-Saint-Denis, quelques compagnies du –28
ième de ligne ont enlevé de nombreuses barricades et maintenu la tranquillité dans ces quartiers populeux, que les sociétés secrètes avaient profondément remués.

Pendant que ces événements se passaient sur la rive droite de la Seine, le général Renault, commandant la 2
ième division, occupait la rive gauche, et, par l'habileté de ses dispositions, par la bonne contenance de ses troupes, il a pu garantir de toute agitation la population ouvrière des onzième et douzième arrondissements, dans laquelle, à une autre époque, l'insurrection avait fait de nombreux prosélytes.

La division de cavalerie de réserve, aux ordres du général Korte, appelée de Versailles, a pris position d'abord aux Champs-Elysées, puis sur les boulevards, et a puissamment contribué, par de nombreuses et fortes patrouilles, à l'arrestation d'un grand nombre d'insurgés et au rétablissement complet de la tranquillité.

Les rapports qui me furent adressés dans la nuit du 4 sur l'état de Paris, me donnant la presque certitude que l'insurrection n'oserait plus relever la tête, je retirai à minuit une partie des troupes de leurs positions de combat, pour leur donner un repos qu'elles avaient ni bien mérité.

Le lendemain, 5 décembre, je voulus montrer toute l'armée de Paris à la population. Je voulais, par cette démonstration, rassurer les bons, intimider les méchants. J'ordonnai aux brigades d'infanterie, avec leur artillerie et leurs compagnies de génie, de parcourir la ville en colonnes mobiles, de marcher aux insurgés partout où ils se montreraient encore, d'enlever et de détruire les obstacles qui pourraient gêner la circulation.

A cet effet, le général Carrelet, à la tête d'une colonne de sa division, se porta, vers neuf heures du matin, à la barrière Rochechouart, où l'on signalait encore l'existence d'une barricade formidable. Mais les insurgés, atterrés par les résultats de la journée du 4 n'osèrent plus défendre leurs retranchements et les abandonnèrent à l'approche de nos troupes. Une autre barricade, élevée dans le faubourg Poissonnière, fut pareillement désertée par ses défenseurs, avant l'arrivée de la colonne aux ordres du général Canrobert, chargé de l'enlever.

A partir de ce moment, la tranquillité n'a plus été troublée dans Paris, et la circulation a été rétablie sur tous les points. L'armée est rentrée dans ses quartiers, et, dès le lendemain 6, Paris ne voyait plus dans les rues ce déploiement inusité de forces, était rendu à son activité, à son mouvement, à sa vie habituelle.

Je ne sais, M. le ministre, comment rendre aux troupes qui ont combattu dans ces deux journées toute la justice qui leur est due pour la fermeté, l'élan et la discipline dont elles n'ont cessé de donner les plus éclatantes preuves. Officiers et soldats, tous, ont compris ce que la patrie, ce que la société exigeaient d'eux en ce moment solennel, tous ont noblement fait leur devoir. J'ai eu surtout à me louer beaucoup du concours énergique des officiers généraux sous mes ordres. Tous ont suivi mes instructions avec une intelligence et un dévouement qui me pénètrent de la plus vive reconnaissance pour eux. Partout ils ont montré aux troupes le chemin qu'elles ont si noblement suivi.

Malheureusement, des opérations aussi compliquées ne pouvaient s'exécuter sans pertes sensibles. Nous avons en dans ces deux journées 24 tués, dont 1 officier; et 184 blessés, dont 17 officiers. De ce nombre est M. le colonel Quilico, du 72
ième de ligne, qui a eu le bras traversé d'une balle, en même temps que son lieutenant-colonel, M. Loubeau, tombait à ses côtés frappé mortellement. L'armée entière s'est associée aux regrets qu'a causée, dans le 72ième de ligne, la perte de cet officier supérieur de la plus haute distinction.

La faiblesse numérique de notre perte, comparée à celle des insurgés, ne peut s'expliquer que par l'élan avec lequel tous les obstacles ont été abordés par nos soldats, et par l'énergie avec laquelle ils ont écrasé l'insurrection. En deux heures de combat, l'armée de Paris a obtenu le résultat qu'elle désirait; elle a justifié dignement la confiance du Président de la République : elle a le sentiment de l'avoir noblement aidé à sauver la société en France et peut-être en Europe.
»

Lorsque les troupes, au moment de commencer l'action le 4, passèrent sur le boulevard, il se passa un fait qui indique bien d'où venait l'organisation de la résistance. La brigade Reybell venait d'atteindre le boulevard Poissonnière lorsque des coups de fusil partirent des fenêtres entr'ouvertes, tirés par des mains gantées. Aussitôt la brigade s'arrêta, et tandis que les tirailleurs de la brigade Canrobert ouvraient sur les fenêtres un feu terrible, elle ouvrit à coups de canon les portes des maisons. La leçon fut courte, mais sévère.

Le nombre des victimes des journées de décembre ne fut pas si considérable qu'on a bien voulu le dire : il fut de 191 tués; c'était trop sans doute, mais ce chiffre n'atteignait pas les proportions des victimes faites par les révolutions. Le Président de la République institua une commission chargée de rechercher les familles des victimes innocentes et de les secourir.

Le 6 novembre, toute trace d'agitation avait disparu, la circulation était partout rétablie, les affaires reprenaient, et la société, rassurée sur l'avenir, avait si bien confiance que les fonds montèrent de quatre francs, et que la hausse s'éleva encore les jours suivants.

Suite : Chapitre 8 - Insurrection socialiste dans les départements.

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